top of page
  • Damien Choppin

A Saint-Ouen, la gentrification à marche forcée


Dans le quartier des Docks, à Saint-Ouen. Photo Damien Choppin

ENQUETE - Dans cette ville de Seine-Saint-Denis, aux portes de Paris, la municipalité de droite élue en 2014 fait tout pour attirer les classes supérieures. Les habitants historiques de cette ancienne cité ouvrière se sentent oubliés.


C’est pas moi qui souhaite partir, on me fout dehors !”, peste un garagiste de la rue du Docteur Bauer. Bientôt, son échoppe et les deux autres qui occupent ce petit pâté de maisons de Saint-Ouen devront laisser place à un immeuble de 35 logements et deux sous-sols de parking. Le pharmacien, lui, espère que les garanties fournies par le promoteur seront respectées. “Je vais être relogé au même endroit”, indique-t-il. Mais l’incertitude pèse sur la durée des travaux. “Ils doivent me trouver un local, mais je n’ai pas de nouvelles, déplore ce professionnel installé dans cette ville de Seine-Saint-Denis depuis 30 ans. C’est fatiguant.


Dans ce quartier proche des célèbres puces, le même paysage se répète inlassablement : des immeubles de standing poussent à tous les coins de rue et les multiples bureaux de ventes affichent des prix qui dépassent les 8000 euros du mètre carré. Des montants proches des 19 et 20e arrondissements parisiens. Sur la rue des Rosiers, le Crédit Agricole vend déjà, sur plan, un studio de 30m² à 263 000 euros dans un immeuble en pierre de taille. Dans l’ancien, les prix ont grimpé de 28,5% en cinq ans, d’après les données de Meilleursagents.com. La plus forte hausse du département. Un record qui transforme la sociologie de cette ville populaire, et qui ne s’explique pas uniquement par l’arrivée, à l’été 2020, de la ligne 14 du métro. Depuis 2014, la municipalité encourage cette mutation par une politique volontairement libérale.


Une évolution qui attriste l’ancienne maire communiste, et actuelle conseillère municipale d’opposition, Jacqueline Rouillon, qui voulait maintenir l’identité populaire de Saint-Ouen, ancienne cité ouvrière. Pour juguler la hausse, la municipalité imposait une charte aux promoteurs qui plaçaient les prix 10% en dessous de ceux du marché, et préemptait les logements anciens revendus trop chers. Deux pratiques balayées par William Delannoy, le maire UDI élu en 2014. L’édile n’a pas répondu à nos sollicitations pour défendre son bilan. “Au début des années 2000, les premiers programmes immobiliers pratiquaient des prix qui permettaient de faire venir des gens qui gagnent 3000 euros à deux, se souvient celle qui dirigeait la ville depuis 1999. C’était des gens avec des petites réserves, des profs, des employés communaux.


Cédric Naïmi était l’un d’entre eux. Il a acheté une maison dans une résidence du Vieux Saint-Ouen en 2004. “Ce que je recherchais, c’était une ville humaine, avec une fibre sociale, où les gens s’entraident”, explique cet auteur de 58 ans. Avec la flambée du mètre carré, il voit une nouvelle population arriver. “Des gens plus aisés, avec des exigences qui vont avec, mais qui ne s’impliquent pas dans la vie de la copropriété”, reproche-t-il. Après 12 ans de conseil syndical, il a fini par claquer la porte. “On ne fait même plus de fête des voisins depuis 3 ans. Tout le monde est devenu individualiste, les gens ne se mélangent pas.


D’autant moins que la mairie ne fait rien pour maintenir ce lien social. “On sent qu’elle n’a aucune volonté de s’impliquer”, regrette Nelly Boussac. Cette soeur carmélite, également responsable de l’association Citoyens solidaires pour Saint Ouen, vit dans la cité de la rue Salvador-Allende depuis 31 ans. Elle témoigne du changement depuis cinq ans. “Il y a moins de subventions pour les associations, reproche-t-elle. Surtout celles étiquetées à gauche.” William Delannoy “assume” ses choix. “[Les] associations qui font de la politique, je n'ai pas à les subventionner”, martelait-t-il dès octobre 2014 dans Le Parisien.


Le maire endosse aussi la casquette de président de la Semiso, le bailleur social de la commune, à la gestion “calamiteuse”, selon Jacqueline Rouillon. “Il y a eu une inondation au dessus de chez moi. Ils ont mis toute une journée à envoyer quelqu’un, s’indigne Nelly Boussac. L’eau s’est infiltrée sur trois étages.” Avant d’ajouter : “la société s’individualise. Il devient de plus en plus dur de maintenir du lien social sans volontarisme”, constate la religieuse. Sur le front du logement social, le premier magistrat ne cache pas son objectif, inscrit dans le plan local d’urbanisme approuvé en 2017 : ils ne doivent représenter plus que 30% du parc, là où ils comptaient pour 41,5% en 2015.


Constante dans son objectif, la mairie va jusqu’à saper les initiatives des habitants. En 2013, un collectif de riverains installe un jardin partagé, rue Guinot, sur un terrain vague appartenant à la Semiso. “On s’est dit : ‘on va ajouter de la terre, planter des arbres’”, raconte Mélanie Mermoz, journaliste et membre de l’association la Bande à Guinot. D’autant plus que cette partie de la ville manque d’espaces verts. “Lorsqu’il était en campagne, l’actuel maire a promis de légaliser les jardins. Ca n’a jamais été fait.” Au printemps dernier, le jardin est purement et simplement rasé, et depuis la parcelle est vide et emmurée. “Se pose la question de savoir comment on peut se faire rencontrer, mélanger des populations qui sont juxtaposées, enchaîne Mélanie Mermoz, qui vit à Saint-Ouen depuis 2009. De son côté la mairie affirme avoir un projet — un immeuble de 2 étages avec un jardin pour enfants — mais personne pour le porter. Dans les colonnes du Parisien, en février, William Delannoy affirmait que la parcelle devait d’abord être dépolluée, avant de lâcher : “Au terme de cette opération, il se peut que l'on se revoie dans un an”, soit juste avant les municipales.


A l’heure où la gentrification s’intensifie, nombreux sont ceux qui s’inquiètent d’une scission entre audoniens historiques et nouveaux arrivants. “Les habitants ont l’impression que les liens sont rompus”, abonde Nelly Boussac. Cette séparation s’observe déjà dans le quartier des Docks, en bord de Seine. Ce projet d’éco-quartier géant sur une ancienne zone industrielle a été initié par la mairie communiste, et les prix bas de l’époque ont permis aux audoniens d’acheter. Linda Ladjici, comptable à mi-temps, est de ceux-là. Propriétaire avec son mari depuis 2013, elle est catégorique : si elle voulait devenir propriétaire aujourd’hui, elle n’aurait “jamais de la vie” pu acheter à Saint-Ouen. “Je serais restée locataire, ou je serais allé plus loin, vers Aulnay-sous-Bois, ma ville d’origine”, imagine cette mère de deux enfants.


Pour beaucoup, la crainte est maintenant que la ville devienne un nouveau Levallois. Saint-Ouen est l’une des communes de Seine-Saint-Denis où la population de cadres augmente le plus, d’après une étude de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de l’Ile-de-France publiée en mai. Ils représentaient 7,2 % de la population adulte en 2006. Ils comptent désormais pour 14,6 % d’après les derniers chiffres de l’Insee, datés de 2016. Patrice, 48 ans, qui travaille dans le commerce international, est l’un de ces cols blancs. Il a quitté le 16e arrondissement pour les Docks en 2015, “pour le prix, car c’est proche de Paris, et aussi pour l’aspect éco-quartier”. Avec sa compagne Monica, qui l’a rejoint en 2018, ils regrettent cependant le manque de commerces et “les scooters qui font du bruit dans la rue”. S’ils n’ont pas l’impression de vivre à l’écart du reste de la ville, ils “comprennent que les audoniens ne voient pas l’installation de tous ces parisien d’un bon œil”.


A quelques dizaines de mètres de chez Patrice et Monica, près du futur terminus de la ligne 14, BNP Parisbas construit plusieurs immeubles qui ne feraient pas tâche dans la ville des Balkany : pierre de taille, grands balcons, terrasses avec vue sur Paris. Une “caricature” des beaux quartiers, se désole Jacqueline Rouillon. “La ville a toujours été de brics et de broc, avec beaucoup de pavillons bas, ajoute Mélanie Mermoz. Ces bâtiments apparaissent comme complètement décalés par rapport au bâti environnant.” Des immeubles dessinés par l’agence DGM, un cabinet d’architectes basé… à Levallois.

bottom of page