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  • Damien Choppin

Après l'overdose à Dehors Brut, les patrons de clubs sous pression


Lors de la soirée EXIL, à Aubervilliers le 1er novembre 2019. Photo Damien Choppin

ENQUETE - Après la fermeture administrative du club Dehors Brut en septembre, les patrons de boîtes de nuit et organisateurs de soirées ont le coeur lourd. Ils ne veulent plus être tenus responsables des morts par overdose dans leurs clubs, alors qu’ils estiment tout faire pour réduire les risques.


avec Sabrine Zahran


C’est un ras-le-bol généralisé qui se propage dans les clubs parisiens. « C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase », s’emporte Eric Labbé. Le DJ et est un activiste de la nuit depuis plus de vingt ans, présent dans les instances dirigeantes et syndicales de la nuit parisienne. L’homme porte le courroux de tout un secteur. La raison de la colère ? Depuis début septembre, deux clubs phares de la nuit parisienne, Dehors Brut et NF-34, ont été frappés par une fermeture administrative après des accidents liés aux drogues.


Pour les professionnels de la nuit, ces décisions sont injustes et agissent comme une épée de Damoclès, car les clubs n’ont pas la possibilité de les contester. « On aimerait que cette pratique soit judiciaire, pour qu’il y ait un examen des faits », plaide Christophe Vix-Gras, patron du Rosa Bonheur et membre du Collectif Action Nuit. « La situation actuelle n’est pas normale car on a pas le droit d’être défendu par un avocat », abonde Arnaud Perrine, président du Glazart, célèbre club installé au bord du périf, au niveau de la porte de la Villette. « C’est un peu trop à la gueule du client. »


Une sentence comme un couperet


Tout a commencé samedi 31 août à Dehors Brut, nouveau spot en plein air, installé quelques semaines plus tôt sur une friche SNCF du 12è arrondissement par les équipes de Concrete. Sur Facebook, le collectif Flash Cocotte, à la programmation ce soir-là, annonce douze heures de rave en plein air, « excitation niveau 3000 +++ ». La promesse était belle : « Hédonisme, amour, autonomie, liberté… Presque tout sera possible. » Louis C., 21 ans, s’y rend avec trois amis. Parce qu’il souhaitait « sublimer sa soirée », le jeune homme achète un sachet de poudre qu’il dilue dans une bouteille d’eau. « Il a ingurgité environ 40% de la bouteille », racontera son père à Konbini.


Quelques minutes plus tard, l’étudiant en droit, 1m95 pour 95 kilos,fait un premier arrêt cardio-respiratoire. Il dure une douzaine de minutes. Les organisateurs appellent immédiatement les pompiers, qui lui prodiguent un massage cardiaque. Son coeur repart. Transporté à l’hôpital Lariboisière, il décède quelques heures plus tard, à la suite d’un second arrêt cardiaque. L’analyse toxicologique révèlera une surdose de MDMA, le principe actif présent dans les cachets d’ecstasy.


La sentence tombe comme un couperet : un mois de fermeture administrative pour l’établissement, décidé par la préfecture de police de Paris. « Dehors Brut est pourtant un club qui a une politique de prévention supérieure à tout ce que font les autres », dénonce Eric Labbé. Stand de prévention permanent, équipes de la protection civile sur place, palpations poussées à l’entrée… La boîte serait irréprochable. Dans de telles conditions, les professionnels de la nuit trouvent injuste d’être tenus responsables des accidents qui se déroulent dans leurs établissements. « La police n’arrive pas à arrêter le trafic de drogue. Et nous devrions empêcher quelqu’un d’entrer avec un cachet d’ecstasy ? », ironise Eric Labbé.


Pour Arnaud Perrine du Glazart, il faut que les exploitants travaillent en « transparence totale » avec la police. Son club rapporte chaque semaine tous les incidents aux autorités. « On a une politique de zéro tolérance. S’il faut livrer les dealers, on le fait », assume cet ancien organisateur de rave parties. Une attitude qui lui a permi d’éviter la fermeture administrative à trois reprises. Il aimerait que ses collègues en fassent autant. « Plein de gens ne se mettent pas face à la police. »


Le Glazart montre patte blanche, mais forme aussi ses employés une fois par an à la réduction des risques toxicologiques et au harcèlement sexuel. Le patron de l’établissement prend soin des fêtards en danger, plutôt que de les mettre dehors. « Il faut changer de mentalité. Quelqu’un qui est en train de lécher les murs, ça peut être drôle, mais non. Il est en perdition, une heure après il peut se retrouver vraiment mal. »


Une grosse menace financière


Pour Dehors Brut, les quatre semaines de fermeture représentent surtout un énorme trou dans la caisse. « Contrairement à ce que les gens pensent, il n’y a pas de chômage technique. Soit on vire tout le monde, soit on doit payer nos employés », martèle Christophe Vix-Gras.

Faute de trésorerie, l’entreprise qui exploite le club, Surpr!ze, également organisatrice du Weather Festival, risque de mettre la clé sous la porte. « On se bat pour assurer nos engagements », précise Aurélien Dubois, son président. « On est pas dans une économie qui permet de tenir plus d’un mois sans rentrées d’argent. On risque la fermeture pure et simple, c’est une grosse menace », décrypte Arnaud Perrine du Glazart.


En réaction, artistes, patrons de clubs, organisateurs de soirées et associations de prévention ont publié une tribune dans Libération. « On demande moins de répression et plus de prévention. On ne peut pas se substituer aux différents ministères. Nous, on voudrait moins de Ministère de l’Intérieur et plus de la Santé », résume Christophe Vix-Gras, un des signataires. « On n’est pas là pour voir les clients mourir. Pourtant, on ne peut pas empêcher les gens de vriller… »


D’après l’AP-HP, moins de 5% des incidents liés à l’ecstasy se déroulent dans des établissements de nuit. « La majorité a lieu dans des fêtes privées », rebondit Eric Labbé. « Quand on ferme un club, on empêche aussi les gens d’être encadrés. »


Après le drame de Dehors Brut, le collectif Fêtez Clairs, qui réunit les associations de réduction des risques depuis 2005, a décidé d’éditer une nouvelle affiche et 50 000 flyers sur les dangers liés à la surdose d’ecstasy. « Hydrate-toi, évite de mélanger avec d’autres produits dont l’alcool, prends soin de toi et de tes potes », martèle le poster. Mais surtout, « fractionne : commence par un quart de comprimé, attends au moins une heure pour ressentir les effets avant d’ajuster ta consommation. »


La campagne fait mouche auprès des professionnels. Dès l’impression, une dizaine d’organisateurs viennent en chercher pour les distribuer. Si les clubs ouvrent grandes leurs portes aux assos de prévention, c’est aussi parce qu’ils veulent « répondre à l’obligation de moyens qu’on leur impose », admet Franck Moulius, coordinateur du dispositif financé par la Ville de Paris et l’Etat. En clair, montrer patte blanche aux autorités.


Les soirées multiplient les actions de prévention


L’affiche de Fêtez Clairs est placardée un peu partout à Paris et dans sa proche banlieue. On la retrouve à Aubervilliers, en ce vendredi soir, placardée à l’entrée des toilettes de la soirée du collectif EXIL. Dans ce hall d’expo coincé entre les studios télé et le périf, des DJs des quatre coins de l’Europe ont été conviés pour neuf heures de fête devant quelques 1 600 amateurs de techno.


Pour cette soirée, Fêtez Clairs a dépêché quatre personnes sur place pour animer son stand de prévention jusqu’à 4 heures du matin. Sur une table en bois, ils disposent flyers d’informations, capotes, doses de sérum phy et feuilles « roule ta paille ». « En 2019, on va atteindre les 118 interventions de nuit à Paris », explique Franck Moulius. « C’est important d’aller à la rencontre d’un public qu’on sait consommateur. »


Vers une heure du matin, le public commence à affluer. Anne, 27 ans, bonnet sur la tête et parka verte foncée, est venue avec son groupe de potes. Habitués des soirées techno, ils ont tous prévu de prendre des produits. Tous sauf elle, qui n’a consommé « que du poppers et de l’alcool » avant de venir. « Quand on va en soirée, on fait toujours en sorte qu’il y ait une ou deux personnes qui restent clean pour veiller sur les autres. » Comme à l’accoutumée, ils ont acheté leurs ecstas avant de venir et sont entrés avec. « T’achètes sur place qu’en dernier recours », précise-t-elle.


Sur le côté du bâtiment, la file d’attente s’allonge et les deux vigiles chargés des fouilles font du zèle. « Ils ont regardé partout, dans les paquets de clope, dans les poches, la meuf a même soulevé l’arrière de mon soutif pour voir si il y avait pas quelque chose ! », rigole Anne. « Il y a que mon bonnet qu’ils n’ont pas checké. »


« Il faut arrêter l’hypocrisie »


A l’intérieur, alors que l’italien Danilo Incorvaia mixe devant un mur de LEDs et une armée de projecteurs, le public commence à décoller. Les vigiles circulent parmi la foule, lampe torche à la main. Ils n’hésitent pas à la braquer sur les groupes au comportement suspect.

Malgré les fouilles les plus approfondies, les produits passent, concèdent les organisateurs. « Il faut arrêter l’hypocrisie », lâche Maxime Vidal, le responsable comm et partenariats d’EXIL, un collectif monté il y a trois ans. « J’ai un devoir d’informer mon public sur la drogue qu’il prend. Aujourd’hui, on fait face à un manque d’information, il n’y a aucune éducation sur ce sujet et c’est problématique. » Très engagé pour la prévention, il fait systématiquement appel à Fêtez Clairs. « Je fais pas des soirées pour que les gens se droguent à gogo, mais c’est évident que le monde de la nuit est beaucoup associé à la drogue, surtout la techno à l’ecstasy », admet le jeune homme à la boucle d’oreille, vêtu de noir de la tête aux pieds.


« Bien sûr que les gens qui viennent dans ce genre de soirées prennent des trucs », abonde Thibault, 27 ans, cheveux en chignon. Il vient de gober une pilule d’ecstasy. « Il y a un engouement autour de la techno ces dernières années, avec de plus en plus de soirées en warehouse », observe celui qui sort en club depuis les années Tecktonik et préfère désormais ce genre de fête XXL dans des grands entrepôts, car tout y est plus libre.

Ces soirées revendiquent un esprit proche des free parties, mais sont plus accessibles et attirent un public plus jeune, qui « ne sait pas gérer », selon Anne. « L’accès à la drogue s’est démocratisé, mais pas le fait de savoir doser. »


Étendre l’analyse de produits


C’est un fait. Les ecstasys sont de plus en plus chargés. Leur concentration en MDMA a doublé en 5 ans, d’après l’Observatoire français des drogues et toxicomanie.

« L’accident est le plus souvent lié à une surdose », affirme Franck Moulius, et c’est face à cette réalité que Fêtez Clairs a modifié son discours. Pour aller plus loin dans la prévention, la structure encourage les usagers à faire analyser leurs produits. La pratique, un temps interdite, est de nouveau possible depuis la loi de santé de 2016. L’association Charonne est intervenue à Solidays, à la Techno Parade, ou encore à Dream Nation, un festival techno qui s’est tenu à Aubervilliers en septembre. « Plus les gens ont accès à de l’analyse, plus ils sont informés », explique Sevag Chenorhokian, pharmacien de l’association Sida Paroles, qui travaille avec Charonne sur ces actions. Chaque test d’échantillon est accompagné d’un entretien de prévention.


En revanche, la méthode employée permet de connaître la composition du produit, mais pas sa dose. « On espère proposer une méthode quantitative, mais il nous manque pour l’instant le feu vert de l’Agence régionale de santé », indique le pharmacien. Même constat du côté de Techno +, dont le « Drug Truck », financé par le budget participatif de la mairie de Paris, parcourra bientôt les free party. L’asso, pionnière en matière de réduction des risques, espère l’étendre aux clubs et soirées parisiennes.


Un flou juridique


Le seul hic ? Un club qui laisse entrer des analyses de produits dans son établissement, est un club qui admet que la drogue y circule et peut être condamné pour incitation à l’usage de stupéfiants. « D’un côté, la Mildeca [Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives] reconnaît que l’analyse des produits est légalement possible, mais de l’autre, il y a un décalage qui installe un doute chez les responsables d’établissement », regrette Aurélien Dubois de Dehors Brut.


Lors d’une réunion organisée par la Mairie de Paris le vendredi 7 novembre, les acteurs de la nuit ont pu échanger avec la Préfecture de police et la Mildeca. Mais les patrons restent désorientés, selon Eric Labbé : « A un moment, la Mildeca s’est demandée si on avait le droit, légalement, de mettre en place des stands de prévention dans les clubs… Ce qu’on fait déjà depuis longtemps ! »


Face à ce flou juridique, les acteurs du secteurs attendent surtout une réponse législative. « C’est au législateur de regarder les limites et les contraintes actuelles de la loi pour la faire évoluer », souffle Aurélien Dubois de Dehors Brut. « Il n’y a jamais de décision qui s’applique de façon générale, car les services de la Préfecture de police prennent toujours des décisions au cas par cas. » Pour y voir plus clair, la Mildeca a annoncé un groupe de travail en 2020, dans l’attente d’une vraie réforme de la politique de réduction des risques.

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